VII
COMBAT A L’AUBE

Bolitho referma la porte de la chambre des cartes et gagna rapidement la dunette. Il s’arrêta devant le compas faiblement éclairé afin de vérifier si le navire faisait bien toujours route plein nord. Les préparatifs du combat s’étaient poursuivis une bonne partie de la nuit, puis, satisfait du travail accompli, il avait ordonné une pause. Les hommes, éreintés, avaient alors pu bénéficier de quelques heures de repos au pied des canons.

Il sentit la légère brise, froide et humide, lui caresser la poitrine. Il se demanda combien de temps elle se maintiendrait une fois le soleil levé.

— Bonjour, commandant, dit Inch.

Il se contenta de fixer la pâle silhouette du lieutenant et lui répondit d’un signe de tête :

— Faites charger et remettre les pièces en batterie le plus silencieusement possible.

Tandis qu’Inch se penchait par-dessus la rambarde pour transmettre ses ordres, Bolitho observa le ciel. Il était sur le pont depuis une demi-heure et déjà la lumière lui permettait de distinguer nettement les filets que Tomlin et ses hommes avaient déployés pendant la nuit pour protéger les canonniers de tout ce qui pouvait tomber des mâts pendant la bataille. A l’est, par-delà l’horizon, les dernières étoiles avaient disparu, laissant la place à quelques petits nuages isolés frangés de rose saumon.

Il prit plusieurs inspirations profondes et essaya d’oublier le grincement des affûts et les bruits sourds des canons que l’on mettait en place devant les sabords ouverts. Lui n’avait pas dormi de la nuit.

Nerveux et tendu, il avait passé la dernière demi-heure à se raser à la lueur d’une petite lanterne et s’était coupé à deux reprises. Au moins cela avait-il apaisé un temps son inquiétude. C’était toujours la même chose. Les doutes, les angoisses, la peur de l’échec, la terreur d’être mutilé par la scie du chirurgien ne cessaient de hanter son esprit. Si bien qu’en se rasant, il avait eu besoin de mobiliser toute sa force pour empêcher la lame de trembler.

Maintenant, l’attente était presque terminée. L’île tapie dans l’obscurité s’étirait de part et d’autre de la proue. Il n’avait plus besoin de longue-vue pour apercevoir l’écume blanche des vagues qui se brisaient sur les récifs.

L’Hyperion naviguait tribord amures, ses huniers et ses perroquets étarqués au maximum pour profiter au mieux de la brise légère. Toutes les voiles basses étaient carguées pour leur éviter de prendre feu durant le combat.

— Toutes les pièces sont en batterie, commandant !

Inch se redressa en entendant ce cri qui montait du pont principal. Comme Bolitho et les autres officiers, il n’était vêtu que d’une chemise et d’un pantalon. Etait-ce l’excitation ou la fraîcheur de l’air, mais il y avait un léger tremblement dans sa voix.

— Bien. Envoyez un aspirant pour en informer le commodore.

A plusieurs reprises, en se faisant la barbe, Bolitho avait essayé d’écouter ce qui se passait de l’autre côté de la cloison. Mais pour une fois, il n’avait entendu aucun ronflement. Pelham-Martin devait être allongé, taraudé par l’inquiétude.

Gossett se moucha bruyamment.

— Veuillez m’excuser, commandant, murmura-t-il.

— Ménagez votre souffle, nous pourrions en avoir besoin pour les voiles, lui répondit en souriant Bolitho.

Certains fusiliers marins installés dans les haubans gloussèrent. Bolitho était heureux qu’ils ne pussent encore distinguer son visage.

— Je me demande ce que peuvent bien préparer ces maudits mangeurs de grenouilles, s’inquiéta Inch. Ils sont bien calmes pour l’instant.

Bolitho contemplait les vaguelettes qui se déployaient sur le travers au vent. La silhouette de l’île semblait se dresser à présent au-dessus de la proue. C’était une illusion normale au lever du jour. L’Hyperion chassait aussi près des récifs que possible pour pouvoir prendre l’avantage dès qu’il virerait de bord et mettrait le cap sur la baie.

Tout dépendait des capacités de défense de l’île. Aucun navire ne pouvait rivaliser avec une batterie côtière bien située. Mais on ne pouvait jurer de rien. Bolitho se remémora cette équipée où, avec Tomlin, ils avaient été les premiers au sommet de la falaise, lorsqu’il s’était emparé de la batterie française de Cozar en Méditerranée. Un rien de détermination et ils pouvaient réussir cette fois encore.

— Bonjour, commodore ! lança Inch.

Pelham-Martin, d’un pas raide, le rejoignit contre la rambarde et respira profondément. Bolitho l’observa, dans la lumière du jour qui commençait à poindre. Il était vêtu d’un grand manteau de mer bleu qui lui descendait jusqu’aux chevilles, mais il n’avait ni chapeau ni aucun autre insigne qui aurait pu signaler son grade. Il transpirerait à grosses gouttes une fois le soleil levé, songea Bolitho, le cœur soudain pris de compassion quand il s’expliqua la raison de cet accoutrement : Pelham-Martin était d’une stature imposante, une cible rêvée pour un tireur français. Exposer son uniforme n’aurait pu que le désigner davantage à l’attention.

— Nous y sommes presque, lui dit calmement Bolitho. Le vent est établi au nord-est et devrait suffire à nous mener jusqu’au plus près des côtes.

Pelham-Martin rentra la tête dans les épaules.

— Peut-être, allez donc savoir…

Il s’écarta de quelques pas et se mura à nouveau dans le silence.

Bolitho se tourna vers Inch et vit une lueur briller dans les yeux du lieutenant. Au même instant, une violente explosion retentit et une immense colonne de flammes s’éleva dans le ciel. Des débris enflammés jaillissaient dans les airs.

— Un navire ! Il est en feu ! cria Inch dans un souffle.

Bolitho plissa les yeux, essayant, pour la énième fois, de se représenter la baie telle qu’il l’imaginait. Le navire, situé sur le tribord avant de l’Hyperion, était de petite taille. Sa silhouette ardente se reflétait sur la surface de l’eau. Il y eut aussi quelques coups de feu, faibles et isolés, et il devina que l’ennemi profitait du peu d’obscurité pour se glisser dans des embarcations jusqu’à la côte. Peut-être le navire avait-il pris feu par accident, à moins que les assaillants n’eussent souhaité l’endommager le plus possible avant de mettre les voiles.

Une autre explosion retentit, mais cette fois-ci, il n’y eut ni éclair ni indication de relèvement ou de distance.

— Ah, le voici qui se lève !

Gossett leva les bras. Le soleil pointant à l’horizon chassait les ombres et teintait d’or l’onde sans limites.

Un cri jaillit :

— Ohé du pont ! Deux navires sous le vent de l’étrave !

Puis un autre :

— Correction ! Y en a un autre tout près du rivage, commandant !

Bolitho les distinguait assez nettement à présent. Dans les Caraïbes, l’aurore dure peu de temps ; déjà la lumière du soleil avait transformé le contour accidenté de l’île en un entrelacs de vert et de pourpre. Un fil d’or soulignait les crêtes des collines les plus proches, situées de l’autre côté de la baie.

Les deux premiers navires étaient des vaisseaux de ligne, lents d’allure, à amures contraires, au travers de sa route et à deux milles tout au plus. Le troisième ressemblait à une frégate et un simple coup d’œil lui apprit qu’elle était à l’ancre tout près du promontoire le plus à l’ouest.

A l’ancre ? Il chassa de son esprit doutes et appréhension. L’explication lui sauta aux yeux. L’ennemi avait dû mettre le feu au navire ancré dans la baie pour faire diversion.

De l’autre côté de la rade, à l’endroit où la batterie côtière semblait être située, les attaquants avaient lancé un assaut de grande envergure, qui prit momentanément les défenseurs au dépourvu. Aux premières lueurs du jour, l’entreprise n’était pas des plus malaisées, pensa-t-il gravement. Trouver du réconfort dans le malheur des autres, même s’il s’agissait de frères d’armes, était somme toute un sentiment humain, surtout quand ce malheur vous met vous-même à l’abri.

Les assaillants devaient avoir débarqué silencieusement et escaladé le promontoire par le versant opposé pendant que les canonniers surveillaient l’approche par l’embrasure des pièces.

— Ils nous ont repérés ! dit âprement Pelham-Martin.

Le navire de tête français envoyait déjà des signaux à sa conserve. La faible lumière du soleil levant commençait à éclairer les eaux abritées de la baie et les maisons blanches au loin. Aucun des vaisseaux ne sembla changer de cap. Le premier émoi causé par l’apparition des huniers de l’Hyperion semblait avoir cédé devant le constat que seule une frégate escortait l’ennemi.

Bolitho sentait les légers rayons du soleil jouer sur son visage. Il pouvait passer devant l’étrave de l’ennemi et pénétrer dans la baie. Mais si les Français s’emparaient de la batterie, leurs navires pourraient le poursuivre en toute impunité. Cependant, s’il ne bougeait pas, ils se retireraient tranquillement dans la baie, ce qui empêcherait même une force importante de les y suivre. Il jeta un coup d’œil au commodore, mais celui-ci fixait toujours les bâtiments français d’un air dubitatif.

— Deux soixante-quatorze canons, commandant, murmura Inch.

Il regarda aussi Pelham-Martin avant d’ajouter :

— S’ils atteignent l’autre côté de la baie, ils auront l’avantage, commandant.

Quelques marins s’étaient approchés des manœuvres pour observer les vaisseaux ennemis. Ces derniers semblaient intacts, épargnés par la batterie côtière, et d’autant plus menaçants qu’ils avançaient lentement. Les longues-vues postées sur la poupe du navire de tête renvoyaient les rayons du soleil. On pouvait déjà apercevoir ici et là, à son bord, des silhouettes en mouvement, et les pavillons, à la tête des mâts, comme déployés par une main invisible.

Les navires glissaient lentement sur les vagues moutonneuses ; le beaupré de l’Hyperion semblait vouloir s’engager dans celui du navire de tête français : on eût dit deux mastodontes croisant leurs défenses pour s’affronter.

Les hommes, sur le pont principal, étaient tendus. Les canonniers, la sueur perlant sur leur dos nu, s’étaient accroupis en attendant que la première cible ennemie fût à portée de tir. A chaque écoutille, un marin était à poste ; dans la mâture, les tireurs d’élite, les lèvres sèches et les yeux plissés, cherchaient leur vis-à-vis sur les bâtiments ennemis qui se rapprochaient.

Pelham-Martin s’éclaircit la voix :

— Que comptez-vous faire ?

Bolitho se détendit légèrement. Il sentait la sueur lui couler le long de la poitrine et son cœur cogner sourdement contre ses côtes. Cette question l’apaisa. Un instant, il avait craint que Pelham-Martin ne craque, qu’il ne donne l’ordre de se replier, ou pis, de se diriger toutes voiles dehors vers la baie, où l’adversaire aurait tout loisir de mettre le bâtiment en pièces.

— Nous allons passer devant l’ennemi, commandant.

Il resta un moment les yeux fixés sur le navire de tête. Si le français mettait plus de voile, l’Hyperion n’y arriverait jamais : pour éviter la collision, il serait obligé de virer lof pour lof et exposerait une poupe sans protection à la bordée de l’ennemi.

— Et si l’on naviguait vers la baie ? proposa Pelham-Martin.

— Non, commodore.

Il se retourna brusquement.

— Monsieur Gossett, venir d’un quart sur tribord ! Nous virerons lof pour lof une fois que nous l’aurons dépassé. Nous engagerons son côté bâbord, poursuivit-il plus calmement.

Il mesura l’effet produit par ses paroles sur le visage du commodore.

— Avec de la chance, nous parviendrons à croiser sur son arrière et à passer entre les deux bâtiments. Nous serons déventés, mais capables de leur filer une bonne raclée.

Il grimaça. Son visage était si tendu qu’il avait l’impression de sentir ses lèvres se craqueler. Mais Pelham-Martin devait comprendre. S’il essayait de changer la manœuvre à mi-course, ce serait un désastre.

Il observa à nouveau les bâtiments français. Le navire de tête était à moins d’un demi-mille à présent. Si l’ennemi le démâtait à la première salve, ç’en serait fait de lui.

La frégate française était toujours au mouillage. Avec sa longue-vue, Bolitho pouvait voir ses embarcations faire la navette jusqu’au promontoire. Quand il aperçut une fumée s’élever au-dessus de la côte, il comprit que l’explosion qu’il avait entendue avait probablement fait une brèche dans les barbettes ou mis le feu à la sainte-barbe.

Il sentit la main de Pelham-Martin se poser sur son bras.

— Commodore ?

— Transmettez à l’Abdiel d’engager le combat avec la frégate ! ordonna-t-il mal à l’aise… Eh bien !

— Je suggère que l’Abdiel reste au vent jusqu’à ce que nous lancions l’attaque. S’ils soupçonnaient, ne serait-ce qu’un instant, que nous n’essayons pas de nous mettre à l’abri dans le port, notre manœuvre, je le crains, serait vite déjouée.

— C’est vrai, acquiesça Pelham-Martin, les yeux rivés sur un point au-dessus du promontoire, vous avez raison.

Bolitho se détourna et se précipita sur l’autre bord pour observer le navire de tête. Il pensa tout à coup à quelque chose que lui avait dit Winstanley lorsqu’il s’était rendu pour la première fois à bord de l’Indomitable en vue de rencontrer le commodore : Il aura besoin de vous avant longtemps. Etant donné son âge, Winstanley connaissait les faiblesses de Pelham-Martin mieux que quiconque. Le commodore devait sans nul doute son grade à quelques relations d’influence, ou peut-être avait-il eu la malchance d’être le seul disponible pour cette affectation qui demandait bien plus d’expérience si l’on voulait y faire preuve d’autorité.

Un bruit sourd retentit. Bolitho releva la tête : un large trou transperçait la toile du petit hunier. Les Français avaient utilisé un canon monté en chasse pour ajuster leur tir. Il se retourna et vit une fine gerbe d’embruns jaillir par le travers avant.

— Monsieur Inch, faites connaître mes intentions aux canonniers du pont inférieur, dit-il.

Un aspirant se rua vers l’échelle.

— Ne courez pas, monsieur Penrose ! ordonna Bolitho d’un ton sec.

Le gamin, rougissant, se figea.

— Il se peut qu’une longue-vue française soit en train de vous observer, alors de grâce, prenez votre temps !

Il y eut une autre détonation, et cette fois-ci, le boulet claqua violemment sur bâbord avant, projetant une gerbe d’embruns bien au-dessus du bastingage. Effrayés, des matelots qui manœuvraient les focs se baissèrent d’instinct.

— Monsieur Stepkyne, appela Bolitho, que les hommes du pont principal ne touchent à rien ! Nous virerons lof pour lof dans un moment, et je ne veux voir personne toucher à quoi que ce soit avant que j’en aie donné l’ordre.

Il vit Stepkyne acquiescer, puis se retourner face à l’ennemi. Il se demanda ce que Pascœ pouvait bien faire sur le pont inférieur. Il était déchiré entre le désir de l’avoir à ses côtés et celui de le savoir à l’abri, derrière l’épaisse muraille de la coque.

Aussi étrange que cela pût paraître, c’étaient habituellement les hommes les plus âgés qui supportaient le plus difficilement l’attente. Les plus jeunes et les novices étaient trop intimidés ou trop effrayés pour penser à quoi que ce soit. Ce n’est que lorsque les choses prenaient fin, lorsque les images du combat s’étaient gravées dans leur mémoire qu’ils commençaient à appréhender l’avenir.

Le boulet suivant, tiré par la pièce de chasse française, frappa la drôme de la chaloupe, la soulevant hors de ses cales. Trois hommes près du bastingage tribord s’écroulèrent, poussant des hurlements de douleur. L’un d’eux était presque transpercé de part en part par un éclat de bois arraché au pont.

— Envoyez des hommes supplémentaires sur les bras de vergues ! cria Bolitho.

Il vit le lieutenant ouvrir la bouche comme pour répondre, se raviser et se retourner pour transmettre l’ordre, le visage empreint de colère et de ressentiment. Alors qu’un nouveau boulet venait frapper la coque, Bolitho pensa à ce que Stepkyne pouvait bien éprouver en cet instant. Encaisser ces coups bien ajustés sans riposter était à la limite du supportable. Mais s’ils répliquaient, le commandant français risquait de deviner ses intentions, alors que le moment de changer de cap était encore loin.

— Ces mangeurs de grenouilles remontent au vent au plus près, commandant, murmura Gossett.

Il se mit à jurer lorsqu’un autre boulet passa en sifflant au-dessus de leur tête pour aller ricocher sur l’eau, loin sur leur travers.

— S’il essaie de virer de bord, il sera coincé.

Les marins blessés furent transportés vers l’écoutille principale, sous le regard hébété de quelques canonniers qui, livides, suivaient les traces de sang qui maculaient le pont.

Les deux navires fondaient l’un sur l’autre, si bien que l’ennemi ne fut bientôt plus qu’à une encablure de la proue sur bâbord. Bolitho serra les poings jusqu’à la douleur pour interrompre le train infernal de ses pensées. Il ne pouvait plus attendre. Un coup bien ajusté, ou chanceux, risquait à tout instant de briser un espar ou de mettre son navire hors de combat avant qu’il n’ait eu le temps de virer.

Sans même regarder Gossett, il cria :

— A droite toute !

La roue du gouvernail grinça ; Bolitho mit ses mains en porte-voix :

— Paré à virer ! Tous les hommes aux étais !

Il vit l’ombre des voiles s’allonger sur les canonniers ; il entendit la plainte des palans et le bruit des pieds nus des hommes qui se ruaient sur les étais. Puis, insensiblement d’abord, le navire commença à virer en direction du français.

Pendant une seconde ou deux, il crut qu’il avait donné l’ordre trop tôt, que les deux navires allaient se heurter de front. Puis les voiles se gonflèrent à nouveau et Bolitho vit l’autre deux-ponts défiler le long de son avant bâbord, les mâts presque alignés, tandis qu’il fonçait droit sur lui bâbord amures.

Comme Gossett l’avait observé, l’ennemi ne pouvait plus ni reprendre le dessus sans virer vent debout, ni s’éloigner, à moins que son capitaine ne fût prêt à recevoir une bordée en enfilade par l’arrière.

— Pleine bordée, monsieur Stepkyne ! hurla Bolitho.

Il vit les chefs de pièce s’agenouiller devant les culasses, les lignes de mise à feu tendues, le regard rivé sur les sabords ouverts. Leurs hommes, munis de barres, étaient prêts à haler ou à hausser au premier ordre.

Un boulet frappa le passavant sur bâbord et un homme se mit à hurler comme un animal égorgé. Bolitho ne l’entendit même pas. Il regardait le navire se rapprocher. Il ne voyait pas non plus le commodore ni les hommes autour de lui, mais observait les huniers de l’Hyperion qui dessinaient d’étranges motifs sur la proue du français. Il leva les bras.

— Mettez en batterie !

Il avait la gorge sèche.

— Feu !

La salve qu’envoya l’Hyperion fit autant de bruit qu’une centaine de coups de tonnerre. Le navire frémit ; la coque du vaisseau ennemi fut totalement masquée par une épaisse fumée.

A cette distance d’à peine cinquante yards, l’impact de la bordée avait dû être aussi destructeur que celui d’une avalanche, pensa Bolitho. Il voyait les hommes hurler, la bouche béante, mais aucun cri ne lui parvenait aux oreilles. Le fracas des canons de neuf de la dunette était si assourdissant qu’il n’était plus capable de penser ni d’entendre. Par-dessus le banc de fumée qui s’élevait, poussé par le vent, il aperçut les vergues du français pivoter puis s’arrêter. Les huniers frémirent puis faseyèrent : le bâtiment était face au vent.

Il fut brusquement assailli par les cris des chefs de pièces qui fusaient de tous côtés. Il vit les fusiliers de Dawson se précipiter vers le bastingage, l’arme à l’épaule comme à la parade. Lorsque Dawson abaissa son sabre, tous les mousquets tirèrent en même temps ; les balles qui s’enfonçaient dans le nuage de fumée ne firent qu’ajouter à la confusion.

Stepkyne arpentait le pont principal. Il agitait les bras comme pour retenir ses hommes.

— Bouchez les lumières de vos canons !… Ecouvillonnez !…

Il s’arrêta et frappa le bras de l’un des hommes.

— J’ai dit d’écouvillonner, bon sang ! hurla-t-il en saisissant le poignet du marin hébété. Vous voulez que ce canon vous explose à la figure ?

Il s’éloigna.

— Allez, remuez-vous ! Chargez et remettez en batterie !

Devant chaque pièce, les hommes s’activaient, presque en état de transe. Ils n’étaient conscients que de trois choses : des gestes qu’ils avaient appris sous le regard attentif de leur capitaine, de l’imposante pyramide de voiles qui s’élevait maintenant au-dessus de la coursive bâbord et du pavillon tricolore qui ne flottait, semblait-il, qu’à quelques brasses d’eux.

— Feu dès que vous êtes en portée ! cria Bolitho.

Il fit un pas en arrière quand les canons se mirent à rugir. L’étendue d’eau entre les deux navires fut à nouveau assombrie par la fumée et les flammes qui jaillissaient des flancs de l’Hyperion.

Puis le bâtiment français tira. Une double ligne de langues de feu se propagea le long de son flanc de la proue à la poupe. Les boulets sifflèrent au-dessus de leur tête et vinrent frapper haubans et voiles. Bolitho enregistra les bruits sourds et discordants des charges de métal qui venaient se fracasser contre la coque.

Un marin, apparemment sain et sauf, tomba de la grande hune à travers le rideau de fumée et rebondit deux fois dans les filets avant de rouler inanimé par-dessus bord.

Derrière lui, un chef de pièce hurlait pour couvrir le bruit des canons et les détonations sporadiques des mousquets. Le blanc de ses yeux semblait trouer son visage maculé de poudre. Il exhortait et poussait ses hommes vers les bragues de la pièce.

— Mettez en batterie, bande de fainéants ! On va donner à ces bâtards une rouste dont ils se souviendront !

Puis il actionna la détente et le canon de neuf recula avec violence. La bouche noire fumait encore lorsque les hommes se précipitèrent pour écouvillonner et recharger.

A travers le rideau de fumée, les porteurs de gargousses couraient, hébétés, déposant la poudre et galopant à nouveau vers les écoutilles sans regarder à droite ni à gauche.

Pelham-Martin se tenait toujours près de la rambarde. Son lourd manteau était maculé de poudre et d’éclats de bois. Alors que les balles de mousquet martelaient le pont autour de lui, il fixait les mâts du navire français. Il semblait fasciné par l’odeur de la mort. Un marin fut projeté de l’échelle de poupe, ses cris étouffés par le sang qui jaillissait de sa bouche.

— Nous l’aurons bientôt dépassé, commandant ! cria Inch.

Ses yeux pleuraient sous l’effet de la fumée alors qu’il essayait d’apercevoir le deuxième bâtiment français. Puis il montra le navire du doigt, le visage illuminé d’un large sourire.

— Son mât d’artimon s’écroule !

Il leva les bras et se retourna pour voir si Gossett avait entendu.

— Ça y est !

En effet, le mât du navire français était en train de s’effondrer. Un coup heureux devait l’avoir touché quelques coudées à peine au-dessus du pont. Bolitho s’agrippa au bastingage pour mieux voir. Les étais et les haubans rompaient comme de vulgaires fils de coton tandis que le mât tout entier, avec ses espars et sa voile en lambeaux, hésitait, retenu quelques instants encore par les gréements, avant de disparaître dans un nuage de fumée.

Mais l’ennemi tirait toujours, et quand Bolitho regarda dans les hauts en écarquillant les yeux, il vit que les huniers de l’Hyperion n’étaient déjà plus qu’un souvenir. La drisse du grand cacatois se rompit d’un coup sec. Des hommes se précipitèrent pour la remplacer alors que d’autres, mortellement touchés ou blessés, tombaient dans les filets, victimes des tirs meurtriers de l’ennemi.

L’artimon avait dû tomber le long du gaillard arrière du français. Des flammes orange jaillirent du rideau de fumée. Une pièce de douze vacilla avant de retomber lourdement sur deux de ses servants. La silhouette incertaine du navire blessé s’amenuisait, et lentement, inexorablement, il commença à virer.

Gossett hurlait d’une voix rauque tout en frappant l’épaule d’un de ses timoniers :

— Sa voile doit faire office d’ancre flottante ! Nom de Dieu, y a encore de l’espoir !

Bolitho savait ce qu’il voulait dire. Il courut sur le passavant à la recherche du lieutenant Hicks qui se trouvait sur le gaillard d’avant. A cet instant, il comprit qu’une fois débarrassé de la masse d’espars qui l’entravait, le français serait à nouveau en état de combattre. Il saisit le porte-voix d’Inch et cria :

— Batterie bâbord, feu dès que vous êtes en portée !

Il crut voir le lieutenant agiter son bicorne, mais à cet instant, l’ennemi tira une autre bordée. Certains boulets traversèrent par les sabords ouverts, d’autres martelèrent la coque ou passèrent en sifflant au-dessus de leur tête.

Mais à travers le voile de fumée, il entendit une explosion retentissante se propager de la proue jusqu’à la poupe. L’énorme caronade avait envoyé son boulet de soixante-huit sur l’arrière de l’ennemi et, un tourbillon de vent chassant la fumée, Bolitho le vit exploser. Hicks avait dû être trop impatient ou trop enthousiaste, car au lieu de passer par les fenêtres de poupe de l’ennemi et traverser toute la batterie basse, le projectile avait frappé le bastingage de la dunette. Il y eut un violent éclair de lumière et le boulet, en éclatant, projeta ses paquets de mitraille. Il entendit alors des cris de terreur : toute une partie du pavois s’était effondrée comme un château de cartes.

— Ça leur apprendra ! rugit Gossett. Ce bon vieux Smasher leur a montré de quel bois on se chauffe.

— Leur gouverne doit être endommagée et le tir a dû tuer la plupart de leurs officiers ! répondit Bolitho d’une voix calme.

Il sentit une balle de mousquet l’effleurer. Un marin derrière lui poussa un hurlement d’agonie et roula loin de son canon en se tenant le ventre. Son sang éclaboussa les hommes autour de lui.

Le navire tout entier semblait frémir sous l’effet d’un vent de folie meurtrière. Les hommes s’activaient sur leurs pièces, les yeux hagards, et paraissaient si hébétés par le fracas de la bataille et les cris effroyables des blessés que la plupart d’entre eux avaient dû perdre et la raison et jusqu’à la notion du temps. Certains chefs de pièce devaient utiliser la force pour obliger leurs hommes à poursuivre les gestes immuables de l’approvisionnement, de la mise en batterie et du tir, sinon ils auraient tiré n’importe comment ou même remis en batterie un canon non chargé.

— Cessez le feu !

Les derniers coups jaillirent de la batterie basse. Bolitho s’agrippa à la rambarde. Le bâtiment français avait presque entièrement disparu sous le vent. Seuls ses perroquets émergeaient encore au-dessus du rideau de fumée qui l’enveloppait.

— Le second navire change de bord, commandant ! murmura Inch.

Bolitho acquiesça d’un signe de tête : les vergues du deux-ponts qui fuyait là-bas se balançaient doucement tandis qu’il venait avec lenteur sur tribord. L’Hyperion avait déjà commencé à virer une deuxième fois. Mais cette fois-ci, il ne passerait pas entre les deux navires ; il aurait une route parallèle à celle de l’ennemi, tout au moins si le français maintenait son cap. Une rafale souleva et arracha quelques lambeaux de voiles alors que l’Hyperion s’inclinait au vent et prenait une route qui l’éloignait de la terre.

— Batterie tribord, paré ! cria Bolitho.

Il vit Stepkyne faire des signes rapides aux hommes de l’autre bordée, et leur ordonner de venir servir les canons de tribord. Pelham-Martin, une main levée à hauteur d’yeux, regardait fixement ses doigts, comme surpris d’être encore en vie. Il lui murmura d’un ton sec :

— Celui-ci ne mettra pas autant de temps pour riposter.

— Nous verrons, commodore, répliqua fermement Bolitho.

Il eut un sursaut et se retourna lorsque des coups de canons fusèrent au loin, derrière le voile de fumée. Il comprit que l’Abdiel s’approchait de la frégate ennemie.

— Nous le rattrapons, commandant ! s’écria Inch.

En effet, malgré sa voile déchirée, l’Hyperion gagnait sur l’ennemi. Le commandant français avait peut-être trop attendu pour virer ou peut-être avait-il pensé qu’il était impossible que le deux-ponts pût encore lutter après un premier combat aussi violent. La flèche de foc était déjà à la hauteur de la hanche bâbord du français, à moins de trente yards de distance. Au-dessus de la poupe en fer à cheval, décorée d’enluminures dorées et arborant le nom l’Emeraude, Bolitho apercevait le reflet des armes en position.

L’écume derrière l’Emeraude augmentait et, sans quitter le navire des yeux, il vit qu’il penchait légèrement, ramassant le vent dans ses voiles tendues afin de prendre autant de champ que possible dans sa fuite.

— Nous n’arriverons pas à le rattraper, commandant, s’inquiéta Inch. S’il arrive à reprendre l’avantage du vent, il pourra revenir sur nous et protéger sa conserve jusqu’à ce qu’elle soit de nouveau prête à combattre !

Bolitho ne tint pas compte de sa remarque.

— Monsieur Gossett ! dit-il. La barre sous le vent ! Doucement !

Il leva la main et vit la livarde de l’Hyperion venir légèrement au vent, si bien que pendant quelques minutes il exposa toute sa bordée à la hanche du vaisseau français.

— Quand vous voulez, monsieur Stepkyne ! Maintenant ! dit-il en abattant le bras.

Stepkyne courut sur le pont principal et s’arrêta près de chaque chef de pièces pour observer l’ennemi à travers les sabords.

Les canons tirèrent deux par deux le long du bord de l’Hyperion. Les boulets frappèrent la hanche et la ligne de flottaison du français. Les canonniers prenaient leur temps, mais le tir était sans pitié.

Quelqu’un à bord de l’Emeraude devait avoir gardé les idées claires car le navire virait déjà, pivotant sur lui-même pour conserver sa position par rapport au bâtiment ennemi. Les deux navires firent à nouveau route parallèle.

Puis il riposta. Le long du bord tribord de l’Hyperion, les masses de fer transpercèrent les épaisses membrures de la coque, traversèrent les sabords en sifflant, semant la mort parmi l’équipage qui s’affairait aux canons de la batterie basse.

A travers l’épais nuage de fumée, Bolitho pouvait apercevoir les mâts de hune et le pavillon du premier navire qui virait de bord pour retourner au combat. Les pièces de chasse du vaisseau français crachaient déjà leurs boulets, mais il était impossible de déterminer s’ils atteignaient leurs cibles, ou s’ils passaient au-dessus de l’Hyperion et frappaient la conserve française.

— S’il parvient à nous rattraper, ils vont nous écraser sur les deux bords ! s’écria Pelham-Martin.

Il se retourna, les yeux hagards.

— Pour l’amour de Dieu, pourquoi vous ai-je écouté ?

Bolitho attrapa un marin qui était en train de tomber des filets et dont le sang inondait déjà la poitrine. Il claqua des doigts pour attirer l’attention d’un aspirant :

— Monsieur Penrose ! Aidez cet homme à rejoindre le pont principal !

Inch revint à ses côtés et annonça :

— Le fuyard va maintenir la distance jusqu’à ce que son camarade soit en posture de lui prêter main-forte.

Il tressaillit quand un boulet laboura profondément la coursive tribord et coupa un homme en deux.

— Si on le laisse faire, monsieur Inch !…

Bolitho désigna du doigt l’étrave de l’autre navire.

— A gauche toute ! Nous l’obligerons à se rapprocher de nous.

Très lentement, car les voiles étaient en lambeaux, l’Hyperion vira sous la poussée du gouvernail. Petit à petit, le mât de beaupré sembla s’élever de plus en plus haut au-dessus du pont de l’ennemi, comme s’il pointait droit vers les haubans du navire français.

Inch observait les hommes en silence : les canons du pont principal étaient remis en batterie ; leurs servants s’affairaient, suivant les ordres des officiers. La poudre et la sueur faisaient luire leurs corps nus. Les salves inégales, mal ajustées, se succédaient à un rythme de moins en moins soutenu. En revanche, l’ennemi semblait tirer plus vite et avec plus de précision. Les cordages et les voiles déchirées s’effondraient sur les filets tendus au-dessus des canonniers. Au moins une douzaine de corps y étaient étendus ; parmi eux, des blessés sursautaient au moindre tir de canon alors que d’autres s’agitaient en hurlant, ou mouraient dans la plus grande indifférence.

Le commandant Dawson brandissait son épée et hurlait après les hommes qui se trouvaient dans les hauts. Les fusiliers ne relâchaient pas leurs tirs et l’on voyait les gens d’en face tomber l’un après l’autre du gréement. Lorsque l’un d’eux, mort ou blessé, faisait défaut, un autre montait et prenait sa place. L’imposant sergent Munro rythmait l’approvisionnement et le pointage des canons et battait l’air de sa demi-pique comme Bolitho l’avait vu faire au cours des exercices quotidiens qui avaient ponctué leur route depuis le départ de Plymouth.

Le commandant français ne semblait pas être prêt à accepter le nouveau défi, mais brassant ses vergues, il changea à nouveau de cap et éloigna le navire jusqu’à ce qu’il fût vent arrière.

Hicks avait pointé l’autre caronade, mais son tir fut là encore imprécis. Le boulet frappa le bord ennemi et ouvrit une large entaille au-dessous des sabords du pont principal.

Bolitho regarda ses hommes et se mordit les lèvres jusqu’au sang. Il n’avait plus le cœur à l’ouvrage. Ils s’étaient battus mieux qu’il ne l’avait espéré, mais cela ne pouvait continuer ainsi. Des cris fusèrent. Il leva les yeux et vit avec horreur le perroquet principal et le mât de cacatois chanceler, puis s’effondrer sur bâbord avant, éventrant les voiles et écrasant les matelots qui se trouvaient sur le pont.

Il entendit la voix de Tomlin tonner au-dessus du fracas et, comme en rêve, vit un homme aux yeux hagards, vêtu en tout et pour tout d’un morceau de toile noué autour des reins, courir vers le hauban principal et grimper dans les enfléchures de mât comme un singe. Il avait empoigné la marque de Pelham-Martin afin de la replacer dans la mâture.

— Mon Dieu ! 0 Dieu miséricordieux ! murmura le commodore d’une voix étouffée.

Presque à contrecœur, le mâtereau cassé glissa de la coursive et chuta brusquement du flanc du navire, emportant avec lui le corps de la vigie toujours enchevêtré dans le gréement, la bouche grande ouverte dans un dernier cri de protestation.

L’aspirant Gascoigne était en train de se nouer un morceau de tissu autour du poignet, le visage pâle mais déterminé, tandis que le sang suintait de ses doigts. Au milieu des fumées de mort, des mares de sang, des blessés qui gémissaient, seul Pelham-Martin avait l’air sain et sauf, inébranlable. Sous son épais manteau, il ressemblait plus à une montagne qu’à un simple mortel. Son visage, tel un masque, ne laissait guère transparaître ses états d’âme. Peut-être avait-il dépassé la peur ou la résignation, pensa Bolitho. Incapable de bouger, il restait là, contemplant la ruine de ses ambitions et la destruction de tout ce qui l’entourait.

Bolitho resta cloué sur place lorsqu’une silhouette émergea de l’écoutille arrière. C’était l’aspirant Pascœ, la chemise ouverte jusqu’à la taille, les cheveux trempés de sueur collés sur le front. Il regarda autour de lui, sans doute surpris par le carnage et la confusion qui régnaient. Puis il leva la tête et marcha en direction de l’échelle de dunette.

Inch l’aperçut et cria :

— Qu’y a-t-il ?

— M. Beauclerk vous salue, commandant, et vous fait savoir que M. Lang a été blessé, répondit Pascœ.

Beauclerk était le cinquième et le plus jeune lieutenant. Commander une batterie de trente canons de vingt-quatre était une tâche trop lourde pour un seul homme.

— Monsieur Roth ! Descendez prendre le commandement ! ordonna Bolitho.

Tandis que le lieutenant courait vers l’échelle, il fit signe au garçon :

— Tout va bien, petit ?

Pascœ le regarda et écarta de la main une mèche rebelle :

— Oui, commandant. Enfin, je crois.

Il frissonna, comme s’il était transi de froid. Une balle perdue se ficha dans le pont, juste à ses pieds, et l’aurait fait tomber si Bolitho ne l’avait pas retenu.

— Reste avec moi, petit.

En lui saisissant le bras, Bolitho put vérifier sa maigreur et sentit sous ses doigts la moiteur glacée qu’éveille la peur. Le garçon regardait autour de lui, les yeux brillants.

— C’est bientôt fini, commandant ?

Au-dessus de leur tête, une autre drisse se rompit et une pièce de bois s’abattit sur la culasse d’un canon. Un matelot se mit à jurer et à hurler des propos incohérents jusqu’à ce que le canon fît feu et que l’homme disparût à nouveau dans un voile de fumée.

Bolitho le tira vers les filets du bastingage.

— Pas encore, petit, pas encore !

Il sourit pour cacher son désespoir. Dans un instant, ils engageraient un nouveau combat rapproché contre deux bâtiments. Quels que fussent les dégâts qu’ils pourraient leur infliger, l’issue leur en serait fatale. Inch accourut.

— Commandant ! L’ennemi s’enfuit, hurlait-il, comme pris de folie, le doigt pointé dans leur direction. Regardez, commandant, ils envoient encore de la toile !

Bolitho grimpa dans les haubans d’artimon ; ses jambes étaient lourdes comme du plomb. C’était vrai : les deux navires faisaient demi-tour et s’éloignaient déjà, poussés par une brise de vent arrière au milieu des nuages de fumée. A la faveur d’une courte éclaircie, il vit que la frégate elle aussi se repliait. Ses vergues contrebrassées et ses voiles noircies et criblées d’éclats témoignaient de l’ardeur avec laquelle l’Abdiel avait tenté sa chance.

Il saisit une longue-vue et la braqua sur l’Abdiel qui émergeait lentement du rideau de fumée tourbillonnante. Ses mâts étaient tous intacts, mais sa coque laissait voir de nombreuses avaries sous la pâle lumière du soleil.

Puis, braquant sa lunette vers une langue de terre verdoyante, il crut brusquement avoir perdu la raison. Un autre navire doublait la pointe : ses voiles blanches brillaient dans le soleil du matin et sa muraille élevée se reflétait sur les flots dansants. Il vira lentement avant de se diriger vers l’Hyperion.

— Quel est son pavillon ? demanda Pelham-Martin d’une voie blanche.

Déjà les hommes de l’Hyperion abandonnaient leurs canons surchauffés pour gagner les coursives et observer l’impressionnant bâtiment. Des cris de joie retentirent de l’Abdiel, bientôt repris par les matelots de l’Hyperion. Ces exclamations de soulagement mêlées d’enthousiasme couvrirent bientôt jusqu’aux gémissements des blessés. Bolitho continuait d’observer le nouveau venu par sa lunette. Une longue flamme tricolore flottait en tête de mât ; sa poupe était richement ornée de dorures. L’Hyperion était certes un vieux vaisseau, mais ce bâtiment était sans aucun doute le plus ancien qu’il eût jamais vu.

— C’est un hollandais, finit-il par répondre, tout en abaissant sa longue-vue. Quels sont vos ordres, commodore ?

Pelham-Martin avait les yeux fixés sur le navire qui virait une fois de plus pour venir par le travers de l’Hyperion.

— Mes ordres ?

Il sembla se reprendre.

— Entrez dans le port.

— Signalez à l’Abdiel que nous mouillerons l’ancre sans tarder, monsieur Gascoigne, reprit Bolitho.

Il gagna le bord opposé ; les exclamations de l’équipage résonnaient dans sa tête : avoir frôlé de si près la défaite et la mort lui donnait une sorte de vertige.

Inch se tourna vers l’aspirant Pascœ.

— N’oubliez jamais cette matinée, lui dit-il en hochant la tête. Quoi que vous fassiez dans les années à venir, plus jamais vous ne rencontrerez cela !

Puis il gagna le bastingage et commença à rassembler les derniers gabiers.

Bolitho n’entendit pas les paroles qu’Inch avaient prononcées, pas plus qu’il ne vit le regard du jeune garçon. Il regardait l’étrange navire virer de bord une nouvelle fois pour les escorter vers la baie. Sans son arrivée opportune… il sortit sa montre. Il crut un instant qu’elle s’était arrêtée, mais après un nouveau coup d’œil, il la remit dans sa poche. Une heure. La bataille n’avait pris qu’une heure ! Et pourtant elle lui avait paru durer des siècles… Et à ses hommes, alors ?

Il se força à regarder le pont : le chirurgien et ses assistants, couverts de sang, venaient chercher les derniers blessés. Il s’arracha, avec un soupir, au bastingage et se tourna vers la dunette. Il vit que Pascœ l’observait ; ses yeux sombres brillaient d’admiration.

— Vous voyez, monsieur Pascœ, on ne peut jamais être sûr de rien.

Il lui sourit puis se dirigea vers l’arrière du vaisseau pour s’entretenir avec le commodore. Alors qu’il passait devant les canons du côté sous le vent, quelques matelots, le visage réjoui, le saluèrent. Il se rendit compte qu’il répondait à leur sourire et à leurs cris, comme s’ils eussent été adressés à un autre que lui. Un simple spectateur.

Quand il atteignit la dunette et qu’il put contempler son navire tout entier, un nouveau sentiment l’envahit. L’Hyperion était peut-être blessé, mais il n’était pas vaincu. Malgré les mutilations, les bombardements auxquels les hommes avaient été soumis, quelque chose s’était passé. Le navire n’abritait plus un simple équipage disparate. Pour le meilleur et pour le pire, il faisait corps avec les hommes qui le servaient, comme si le terrible combat qu’ils venaient de livrer les avait soudés les uns aux autres, tendus vers un même but : vaincre et survivre.

Il vit le chirurgien se hâter vers lui et s’arma de courage : des hommes étaient morts au cours de la matinée. Combien ? C’est ce qu’il ne tarderait pas à savoir.

En regardant les voiles déchirées, les mâts endommagés, il éprouva un sentiment de reconnaissance pour ces anonymes tombés au combat. A lui à présent de s’assurer que ces sacrifices n’avaient pas été vains.

 

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